La politique iranienne prouve encore une fois qu’elle est capable de surprendre. La preuve avec la victoire des réformateurs aux Majles et à l’Assemblée des experts.
Les réformateurs iraniens sont à la fête. Non contente de s’assurer 85 sièges sûr au Majles, la coalition réformatrice et modérée s’est octroyé une victoire insolente dans la circonscription de Téhéran, raflant la totalité des 30 sièges parlementaires et 15 des 16 sièges d’experts pour la capitale. Le camouflet infligé aux conservateurs est sans appel : les trois têtes de pont du courant, Gholam-Ali Haddad-Adel (chef de file pour les législatives), Mohammad Yazdi (actuel chef de l’Assemblée des experts) et Mohammad Taghi Mesbah Yazdi (théoricien des conservateurs), rentrent bredouille à Téhéran. En définitive, la stratégie de la coalition réformatrice menée par le président actuel Rouhani, et les deux anciens présidents Hashemi Rafsanjani et Mohammad Khatami, a payé : en inondant les listes de candidats de second rang et en nouant des alliances avec les conservateurs modérés (comme Ali Larijani, président du parlement), la coalition a réussi à surmonter les disqualifications massives imposées par le Conseil des gardiens et assurer une majorité de soutien à Rouhani.
Mais plus encore que les résultats, c’est la campagne elle-même qui sera la véritable héroïne de cette élection. Car les réformateurs ont réussi une véritable prouesse dans des conditions de campagne extrêmes. En effet, si les candidats conservateurs – sûrs d’être qualifiés par le Conseil des gardiens de la Constitution – ont pu préparer leur campagne depuis plusieurs mois, leurs concurrents réformateurs ont dû faire de nécessité vertu. Contraints d’attendre les résultats du processus de présélection, ils ont vu leur fenêtre de tir (et de campagne) réduite à deux courtes semaines pour le Majles, et 15 jours pour l’Assemblée des experts. Mais habitués aux campagnes express, les réformateurs ont su déployer toute l’ingéniosité nécessaire pour transformer l’essai, appuyés par la formidable machine des réseaux sociaux iraniens. Pour décrire cette campagne, il faut d’abord dire ce qu’elle n’a pas été : une campagne classique, au sens où nous l’entendons encore en France et ailleurs, portée par des candidats en mission de conquête à travers le pays, déclinée sur les supports habituels (affiches, tracts, interventions télévisées, éditoriaux dans les journaux, etc.). Faute d’argent, mais surtout faute de temps, les candidats n’ont pu véritablement se déplacer à la rencontre de la population.
Comme souvent en Iran, c’est dans les 2 ou 3 derniers jours avant le scrutin que se sont jouées les élections. En 2013 déjà, Khatami avait envoyé une consigne de vote en faveur du candidat Rouhani 4 jours seulement avec les élections présidentielles, ce qui avait fortement contribué à faire pencher la balance en faveur du futur président. Entre le 11 et le 26 février, la mobilisation des réseaux sociaux a été fulgurante. Le 21, Khatami postait une vidéo appelant les électeurs à voter pour la « liste de l’espoir ». En quelques heures, la vidéo faisait le tour de la toile iranienne ; en moins d’1 jour, des milliers de parodies, destinées tout autant à contourner l’interdiction qui frappe l’ancien président qu’à la tourner en dérision, fleurissaient sur Twitter.
Privée de tribune dans les médias (télévision et radio) officiels, tous sous contrôle du Guide, la campagne des réformateurs a pris d’assaut, avec une efficacité virale, Internet et les réseaux sociaux. Il suffit qu’une personne envoie un message à son entourage (familles, amis, collègues) sur un des innombrables fils de conversation multiple de Telegram, pour que ce message se diffuse par vagues concentriques. Les Iraniens devant écrire eux-mêmes la liste des noms de candidats sur le bulletin de vote, de nombreux électeurs se sont rendus aux urnes armés de… leur téléphone, où s’affichait la liste des réformateurs envoyée par un ami ou un parent.
Au final, c’est une vaste opération de porte-à-porte virtuel qu’ont entrepris les réformateurs et leurs soutiens, réussissant à atteindre un nombre record d’électeurs en un temps éclair. C’est précisément grâce à son caractère immédiat, creusé dans l’urgence, que cette campagne virtuelle s’est révélée décisive. Ainsi, nombreux ont été les votants à se prendre en photo avec leur bulletin de vote, et à inonder Instagram de ces clichés « cool », incitant amis, familles et collègues à suivre la tendance – l’ouverture des bureaux de vote jusque tard dans la soirée étant propice aux indécis des classes libérales, souvent enclins à voter l’après-midi plutôt que le matin.
Très souvent, les stratèges du parti n’ont fait en réalité que canaliser les initiatives de groupes de sympathisants, issus de la jeunesse iranienne qui aspire au changement. A titre d’exemple, le dessin ci-dessous, fort de la symbolique du Mouvement vert (blessé dans les élections de 2009, mais toujours debout), a été lancé par un groupe inconnu à Machhad, mais son succès fulgurant l’a popularisé à grande vitesse sur les réseaux sociaux, jusqu’à être repris par la tête de liste des réformateurs à Téhéran.
Mohammadreza Aref, tête de liste des réformateurs à Téhéran
L’émergence des réseaux sociaux a véritablement sauvé la classe politique réformatrice en Iran, menacée de silence total face au contrôle étroit de l’appareil d’Etat sur les médias traditionnels. Facebook, Telegram, Instagram, et leur consorts ont fourni une alternative crédible, permettant la mobilisation rapide des Iraniens – qui ont prouvé que leur créativité est sans limite lorsqu’il s’agit de contourner les règles de la censure. Même les conservateurs l’ont compris, forcés malgré eux de s’adapter au mode de communication le plus efficace, dans une société qui se désintéresse de la télévision et de la radio. Avec 22 millions d’Iraniens sur Telegram, l’application est devenue incontournable pour tous. L’expérience montre d’ailleurs que la censure des réseaux (Facebook, Twitter, Whatsapp, Viber, etc.) n’empêche pas jusqu’aux plus hautes autorités de l’Etat, y compris le Guide, de s’en emparer pour s’adresser aux Iraniens.
Au final, cette campagne a prouvé deux choses. D’une part, que dans une société ultra-connectée comme la société iranienne, où ce qui ne se dit ni se fait dans l’espace public se vit dans l’espace virtuel, la campagne virtuelle compense (et bien plus : surpasse) l’absence de campagne physique clasique. D’autre part, que l’ingéniosité, la créativité, la réactivité de la jeunesse iranienne fait de la politique de ce pays, souvent réduite dans les médias occidentaux à des joutes de vieux barbus enturbannés, un modèle à surveiller de près.