Thinkestân s’est fixé pour objectif, l’analyse des événements qui animent la région de l’Asie de l’Ouest et leurs évolutions. Chaque mois, nous préparons donc une note d’analyse. De plus, chaque année nous rédigeons plusieurs grands dossiers thématiques.
Il est important pour nous d’utiliser le terme d’ “Asie de l’Ouest” plutôt que d’autres appellations comme “Moyen-Orient” ou “MENA”. En effet, les pays de l’Asie de l’Ouest, de la Turquie au Pakistan en passant par l’Iran, l’Arabie Saoudite et les monarchies du golfe Persique sont en relation directe et s’influencent mutuellement. Un événement en Irak peut directement concerner la Turquie, le Qatar, l’Iran, etc. Cela n’est pas le cas par exemple entre l’Iran et les pays de l’Afrique du Nord ou entre l’Afghanistan et l’Egypte.
Pour ce mois-ci, nous nous intéresserons à l’évolution des relations entre les différents pays de cette région à partir de la crise syrienne. Un conflit qui peut être divisé en deux période, avant et après 2015. En effet, des événements comme l’intervention militaire russe, la tentative de coup d’Etat en Turquie et l’opposition entre Riyad et Doha ont eu un fort impact sur la région.
Ce conflit se place au centre de la stratégie et de la diplomatie régionales de ces pays depuis son amorce en 2011. Depuis, les stratégies ont évolué, les alliances ont changé et les cartes ont été redistribuées à plusieurs reprises. La situation régionale actuelle nécessite alors une nouvelle analyse pertinente. Dans les pages à venir, nous vous livrerons une analyse macro de ces évolutions et de la reconfiguration des alliances.
Le 6 août 2011, Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères turc, se rend à Damas pour signifier la perte de patience d’Ankara face à la violence de la répression syrienne. Ankara demande au gouvernement syrien de changer ses politiques et de réformer son système afin de répondre aux demandes des manifestants. Le gouvernement syrien n’ayant pas pris le chemin des réformes, Ankara sanctionne la Syrie dès le 21 avril 2011 et rappelle son ambassadeur à Damas en mars 2012, première étape de la pression politique du gouvernement turc sur Damas.
Le président turc annonce qu’Assad n’a plus de légitimité et doit quitter le pouvoir. La Turquie commence donc avec l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar à soutenir (logistiquement et économiquement) les forces armées s’opposant à Assad au début de l’été 2012.
Selon Didier Billon, “ […] le pays a incontestablement connu des difficultés et a commis de nombreuses erreurs dans sa perception et sa gestion de la crise syrienne. La principale d’entre elles fut de considérer que le régime de Bachar al-Assad allait rapidement tomber. Le président Erdogan en conçut non seulement une logique obsessionnelle, mais surtout des formes de complaisance à l’égard de certains groupes djihadistes. Cette politique, à l’époque, avait graduellement placé la Turquie en porte-à-faux.”, il ajoute par la suite : “Comprenons que ce qui reste essentiel et existentiel pour la Turquie, c’est la question Kurde. Ankara est prête à tout faire pour empêcher qu’une zone autonome kurde se cristallise dans le nord de la Syrie.” [1]
La Turquie souhaite créer une zone sécurisée de 30 kilomètres à sa frontière avec la Syrie, au moins jusqu’à la fin du conflit. Mais les responsables turcs sont conscients que pour régler le problème kurde ils sont dans l’obligation de coopérer avec Damas. N’oublions pas les liens étroits entre Washington et les combattants kurdes. D’ailleurs, une des raisons principales des tensions entre Washington et Ankara est le soutien des Etats-Unis aux Kurdes. Après l’annonce du retrait des troupes américaines dans le nord de la Syrie par la Maison-Blanche (19 décembre 2018), le ministre de la Défense turc, Hulusi Akar a déclaré qu’ “au moment venu, nous nous occuperons des milices kurdes syriennes dans l’est de l’Euphrate.” [2]
Dans un contexte de crise migratoire inédite, la Turquie a signé le 18 mars 2016 un pacte migratoire avec les vingt-huit pays de l’Union européenne. 3,5 millions réfugiés syriens se trouvent en Turquie. Depuis, la Turquie a menacé plusieurs fois d’annuler l’accord en raison des tensions existant avec Bruxelles. Ce qui semble peu probable car la Turquie bénéficie aussi de cet accord.
En ce qui concerne l’Iran, le gouvernement turc n’a jamais coupé les liens malgré les désaccords profonds entre les deux pays en ce qui concerne la gestion du conflit syrien. Économiquement, l’Iran et la Turquie ont toujours été des partenaires stratégiques. L’Iran exporte son gaz et son pétrole vers la Turquie et en retour, l’Iran est un grand importateur de biens et de produits turcs. Le 2 février 2019 lors d’une rencontre avec le nouvel ambassadeur turc, le président Rouhani a déclaré : “aujourd’hui la vision politique et stratégique de nos deux pays sur la région et sur le monde est très proche et nous participons tous les deux au grand combat contre le terrorisme. Le développement de nos relations bilatérales doit être une priorité.” [3]
Sur le dossier syrien, la Turquie cherche aujourd’hui avec l’Iran et la Russie à trouver une solution pacifique et politique tout en étant prête à intervenir militairement si nécessaire pour réprimer les forces kurdes à sa frontière.
Après la Révolution iranienne de 1979, la Syrie a été le premier pays arabe à reconnaître la République islamique d’Iran. Elle a été également le seul pays arabe de l’Asie de l’Ouest à soutenir l’Iran durant la guerre qui l’opposa à l’Irak. En 2006, le Guide de la Révolution, l’ayatollah Khamenei, désigne la Syrie comme la “profondeur stratégique” de l’Iran et l’Iran comme la “profondeur stratégique” de la Syrie. Durant ces années, les deux pays signent de nombreux accords économiques, sécuritaires et politiques.
Dès le début de la crise syrienne, l’Iran vient à l’aide de son allié en envoyant des conseillers militaires à Damas et en soutenant Assad politiquement et logistiquement. Pourtant, Téhéran avait réagi positivement aux révolutions arabes dans les pays d’Afrique du Nord et au Bahreïn. Le Guide de la Révolution avait alors qualifié ces événements comme un “réveil islamique”. Mais en ce qui concerne la Syrie, la politique iranienne a été complètement différente, ce qui montre un certain paradoxe de la diplomatie iranienne.
Le soutien de l’Iran à Bachar al-Assad n’est pas juste en raison d’une simple amitié historique entre les deux pays. La Syrie joue en effet un rôle logistique très important dans la stratégie régionale de l’Iran. Avec l’aide de la Syrie, l’Iran a accès à ses alliés comme le Hezbollah au Liban et le Hamas en Palestine. La Syrie est considérée comme un pont entre l’Iran et la Méditerranée et une perte d’influence sur la Syrie peut avoir des lourdes conséquences pour l’Iran. La question de l’accès à la Méditerranée pour l’Iran n’est pas une nouvelle chose. En effet depuis le règne des Safavides les Iraniens ont toujours cherché à développer un corridor Iran – Méditerranée. [4]
La grande majorité des pays arabes de la région étant en mauvais termes avec l’Iran, la perte de la Syrie serait également la perte d’un des rares alliés arabes de la République islamique. L’influence iranienne en Syrie est cruciale pour la diplomatie iranienne. Il s’agit d’une carte importante à jouer lors des négociations avec les autres puissances.
Avec l’intensification des activités de groupes terroristes en Syrie comme le front al-Nosra et Daech, les Gardiens de la Révolution et les milices chiites venant d’Irak, d’Afghanistan, et le Hezbollah ont joué un rôle décisif en Syrie. Il faut souligner qu’avant la prise d’une grande partie du nord de l’Irak par Daech, les responsables iraniens essayaient d’être discrets concernant le rôle de l’Iran en Syrie, car l’opinion publique iranienne n’est pas favorable à soutenir un président syrien qui réprime son peuple. Mais avec l’arrivée de Daech à 60 km de la frontière iranienne, les choses ont très vites évolué et l’opinion publique est devenue soudainement favorable à une intervention iranienne en Irak et en Syrie contre Daech.
C’est dans ce contexte qu’en juillet 2015, le général iranien Qasem Soleimani effectue une visite à Moscou alors que les rebelles progressent rapidement. D’après l’agence Reuters, ce déplacement, précédé par des contacts à haut niveau entre Russes et Iraniens, est la première étape préparant l’intervention militaire de la Russie en Syrie. Certes, l’intervention militaire russe en 2015 a été cruciale pour la survie du régime, mais la réussite des frappes aériennes russes était conditionnée par la leadership des Iraniens et de leurs alliés au sol.
Aussi, le conflit syrien a cristallisé les tensions entre l’Iran et les pays arabes du golfe Persique et Israël. L’Etat hébreu répète régulièrement qu’il ne laissera pas l’Iran s’installer durablement en Syrie.
La tentative de coup d’Etat en Turquie, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, a donné à Téhéran l’occasion parfaite de se réconcilier avec son voisin. Depuis, les deux pays ont revu leur position et ont mené une politique d’apaisement des tensions. En effet, une coopération plus étroite entre les deux puissances régionales est en leur faveur concernant différents dossiers régionaux.
Mise à part les guerres, l’Iran a connu des coups d’Etats militaires soutenus par les puissances occidentales (depuis le coup d’Etat de Reza Chah en 1921) et Téhéran ne souhaite pas voir des changements de régimes (par des coups d’Etat militaires) dans son voisinage car cela peut être une menace directe pour la République islamique elle-même.
Par la suite, l’Iran, la Turquie et la Russie entament une série de rencontres multipartites afin de trouver une solution politique et diplomatique à la crise syrienne. L’accord d’Astana est signé le 4 mai 2017 par ces trois pays. Il porte sur la création de quatre zones de cessez-le-feu en Syrie.
Symboliquement parlant, l’accord d’Astana est une moment marquant dans l’évolution des alliances dans la région. Au même moment, Donald Trump se rend en Arabie Saoudite et affiche son amitié avec le Roi Salman et le Général al-Sissi. Cependant l’Egypte et les Etats-Unis ne jouent pas un rôle décisif dans la crise syrienne tandis que l’Iran, la Turquie et la Russie ont tous les trois un poids important. Selon le journal iranien Etemad : “durant cette dernière décennie, la région de l’Asie de l’Ouest a connu une grande évolution dans les alliances stratégiques. Les Russes ont d’abord essayé de mettre en place un cessez-le-feu avec les Américains en Syrie mais sans succès. Ils ont pu le faire après avoir négocié avec les Turcs et les Iraniens”. [5]
Comme il a été dit précédemment, depuis le début de la crise syrienne, l’Iran entretient des relations conflictuelles avec certains pays arabes comme l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Qatar. Mais l’Iran a su profiter des tensions survenues entre le Qatar et les autres pays du golfe Persique pour se rapprocher de ce dernier ; un rapprochement très stratégique pour l’Iran et un soutien crucial pour le Qatar afin de résister aux sanctions et aux pressions de l’Arabie Saoudite et de ses alliés.
Le Qatar et l’Arabie Saoudite ont activement soutenu (politiquement et financièrement) les groupes rebelles sunnites en Syrie dès le début de la crise. Joe Biden, l’ancien vice-président américain avait déclaré lors d’une séance de questions-réponses à la Harvard Kennedy School que “nos alliés (l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie) étaient si déterminés à éliminer Assad qu’ils ont versé des centaines de millions de dollars et des dizaines de tonnes d’armes à quiconque se battrait contre Assad, c’est-à-dire al-Nusra et al-Qaeda, et les éléments extrémistes des djihadistes qui venaient d’autres parties du monde.” [6]
Avec la défaite des rebelles en Syrie et la montée en puissance du prince héritier, Mohammed ben Salmane, les tensions entre Doha et Riyad se sont intensifiées.
Le 5 juin 2017, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et l’Egypte rompent leurs liens diplomatiques avec le Qatar et lui imposent un blocus économique. Riyad et ses alliés accusent le Qatar de ne pas prendre assez de distance avec l’Iran et de soutenir des groupes islamistes radicaux. En effet, le Qatar et la Turquie ont soutenu et financé les Frères musulmans, organisation considérée terroriste par la coalition saoudienne. Les Saoudiens et leurs alliés pensaient que le Qatar n’était pas en mesure de résister à ces pressions et que les dirigeants qataris allaient se soumettre à leurs demandes. Mais cela n’a pas été le cas. Très vite après la déclaration des mesures prises par l’alliance saoudienne, la Turquie et l’Iran sont venus en aide au Qatar. Les deux pays ont bien saisi l’occasion pour se rapprocher stratégiquement d’un pays important du golfe.
Le Qatar est un pays avec 2,5 millions d’habitants, péninsule avec l’Arabie Saoudite pour seul voisin. Presque 80% des besoins alimentaires de la population viennent en provenance de l’Arabie Saoudite ou des Emirats. Dans un premier temps par voie aérienne et par la suite par voie terrestre, la Turquie et l’Iran ont pu répondre aux besoins urgents du Qatar. La Turquie a également déployé des militaires au Qatar. C’est donc avec l’aide des Turcs et des Iraniens que ce pays a pu résister aux sanctions de l’alliance saoudienne ; un événement de grande importance. En effet, une alliance stratégique entre Téhéran, Ankara et Doha peut constituer une menace aux intérêts de Washington, Tel Aviv et Riyad. La puissance militaire turque, l’influence iranienne dans les pays de la région et le pouvoir financier du Qatar peuvent, ensemble, former une puissance considérable. De plus, ces trois pays ont de bonnes relations avec la Russie et la Chine, toutes deux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU.
Aujourd’hui, avec la fin de la guerre en Syrie, les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite ne souhaitent pas voir la Turquie et l’Iran dominer la région. Depuis l’intervention militaire américaine suite aux attentats du 11 septembre, l’Iran a pu augmenter de manière significative son influence en Irak et en Syrie. Les monarchies arabes ont essayé dans un premier temps de faire tomber le régime syrien. Aujourd’hui, ils cherchent plutôt à négocier avec les Russes et à renouer leurs relations avec Damas afin de participer à la reconstruction de la Syrie.
Un rapprochement entre Damas et Doha peut être en faveur des deux pays. La Syrie peut profiter des financements du Qatar pour sa reconstruction. De plus, la chaîne Al-Jazeera joue un rôle médiatique très important dans le monde arabophone. Le Qatar de son côté peut jouer un rôle plus important dans la région et ses relations avec Damas pourront être une carte diplomatique importante entre ses mains.
Un signe de ce rapprochement stratégique entre les deux pays est la reprise des vols de la compagnie aérienne Qatar Airways en Syrie. Le 23 avril, le ministre syrien des transports Ali Hammoud a accepté d’accorder à la compagnie Qatar Airways l’autorisation d’utiliser l’espace aérien syrien. Ce rapprochement entre Doha et Damas ajoute encore plus aux tensions entre le Qatar et l’Arabie Saoudite.
Depuis les années 1980, les relations entre l’Arabie Saoudite et la Syrie ont été tumultueuses. Le soutien de la Syrie à l’Iran durant la guerre Iran-Irak, l’intervention syrienne au Liban, la cause palestinienne ou plus récemment l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais, Rafiq Hariri en 2005 ont été des éléments perturbateurs dans les relations bilatérales.
Cela dit, de 2008 à 2011, l’Arabie Saoudite et la Syrie ont essayé de se rapprocher. Le roi saoudien Abdallah s’est même rendu à Damas en octobre 2009. Mais avec le début de la crise syrienne, l’Arabie Saoudite a soutenu les manifestants et les opposants de Bachar al-Assad.
L’Arabie Saoudite, dans la grande majorité des cas, s’est toujours rangée du côté du pouvoir en place et face aux manifestations et aux révoltes. Elle ne souhaite pas que la tendance révolutionnaire menace son propre pouvoir. C’est donc pour cette raison et pour contrer l’influence iranienne que des militaires ont été envoyés au Bahreïn et que l’Arabie Saoudite mène une coalition militaire contre le Yémen. Concernant l’Egypte et les autres soulèvements du printemps arabe, la même chose a pu être observée. Mais alors pourquoi en ce qui concerne la Syrie, les Saoudiens se sont très vite rangés du côté des opposants ?
Premièrement, en raison de la rivalité traditionnelle qui existe entre l’Arabie Saoudite et la Syrie. Depuis la Guerre froide, les deux pays se sont opposés. L’Arabie Saoudite a toujours eu de très bonnes relations avec les Etats-Unis et la Syrie était proche de l’URSS et aujourd’hui de la Russie. De plus, les deux pays n’ont pas la même vision de la situation au Liban et de la question palestinienne. La Syrie est proche du Hezbollah au Liban et du Hamas en Palestine tandis que l’Arabie Saoudite soutient le mouvement du 14 mars au Liban et le mouvement Fatah en Cisjordanie. La crise syrienne a donc donné l’occasion à l’Arabie Saoudite d’affaiblir considérablement la position syrienne sur ces dossiers.
Deuxièmement, l’Arabie Saoudite a cherché à se débarrasser de Bachar al-Assad pour diminuer de manière importante l’influence iranienne au Levant. L’Arabie Saoudite pensait qu’avec la chute du régime syrien, la tendance politique en Irak et au Liban changerait aussi en sa faveur.
Aujourd’hui, avec la victoire (militaire) de Bachar al-Assad, l’Arabie Saoudite cherche à diminuer l’influence iranienne et même turque en se rapprochant de plus en plus d’Israël. Riyad négocie également avec Moscou.
Avec l’élection de Donald Trump et la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, l’Iran se trouve dans une situation économique fragile. Le gouvernement iranien n’est plus en mesure de financer comme avant ses alliés dans la région. Riyad pourrait donc négocier avec Damas pour la reconstruction de la Syrie. Une reconstruction qui coûtera très cher et c’est précisément par ce biais que les monarchies du Golfe vont chercher à renouer les liens avec Damas. Les Emirats, inquiets de l’avenir des alliances dans l’Asie de l’Ouest ont changé leur stratégie concernant le conflit syrien.
Après avoir fermé leur ambassade à Damas en 2012 avec l’intensification du conflit, les Émirats arabes unis rouvrent leur ambassade le 27 décembre 2018. Un peu plus tôt, début décembre, le président soudanais Omar El-Béchir s’était rendu à Damas, première visite d’un dirigeant arabe depuis le début du conflit syrien. Avec la prise d’Alep par le régime syrien en janvier 2017, il est devenu clair pour les monarchies du Golf que Bachar al-Assad sortira gagnant (militairement) du conflit. Il est donc nécessaire pour ces pays de poursuivre leurs intérêts par des moyens politiques, diplomatiques et économiques. Pour les responsables émiratis, il est ainsi inévitable de réintégrer la Syrie dans la Ligue Arabe. En juin 2018, le ministre des affaires étrangères des Émirat, Anwar Gargash, déclare que l’expulsion de Damas de la Ligue Arabe avait fortement diminué la capacité des pays arabes à jouer un rôle important dans la gestion du conflit.
Les pays arabes du golfe souhaitent donc participer activement dans la reconstruction syrienne et contrer de cette manière les influences iranienne et turque.
De plus, les Émirats ont maintenu une position moins dure envers Damas ces dernières années et contrairement à des pays comme la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite, n’ont pas financé de groupes armés.
Les Émirats arabes unis négocient également de plus en plus avec Moscou. Le président russe Vladimir Poutine a annoncé un partenariat stratégique avec Abou Dhabi en juin 2018. “Bien que les Émirats arabes unis ne partagent pas l’enthousiasme de la Russie quant au maintien au pouvoir d’Assad, l’opposition d’Abou Dhabi aux mouvements islamistes en Syrie, sa solidarité avec les Kurdes syriens contre la Turquie et son désir d’investir dans la reconstruction de la Syrie concordent tous parfaitement avec les objectifs de Moscou. Alors que l’Arabie Saoudite et le Qatar hésitent à reprendre la reconnaissance diplomatique officielle du gouvernement d’Assad, les Émirats arabes unis sont sur le point de devenir le partenaire arabe du Golfe le plus important de la Russie en Syrie.” [7]
Le Pakistan n’a jamais coupé ses liens politiques et diplomatiques avec la Syrie pendant le conflit. Cependant, il se retrouve aujourd’hui au milieu des tensions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Le Pakistan partage environ 900 kilomètres de frontière avec l’Iran dans la région du Baloutchistan, région sous haute tension en raison de la présence de groupes terroristes hostiles à la République islamique. Au mois de mars, l’Arabie Saoudite annonce vouloir investir 20 milliards de dollars au Pakistan. Le Pakistan, dans une situation économique et financière compliquée, s’est réjoui de cette annonce. Mais dans un même temps, les responsables pakistanais cherchent à garder de bonnes relations avec Téhéran. En effet, Islamabad s’inquiète d’un rapprochement stratégique entre l’Iran et l’Inde.
Un rapprochement qui se traduit par des projets comme celui du port de Chabahar. “Situé à l’extrême sud-est de l’Iran, et à seulement une centaine de kilomètres de la frontière pakistanaise, Chabahar est le seul port iranien échappant aux sanctions économiques rétablies unilatéralement par Washington en 2018. C’est aussi le plus grand port de la côte sud de l’Iran en dehors du Golfe. Les autorités espèrent en faire une place tournante qui désenclaverait l’Afghanistan et permettrait à l’Inde de commercer avec ce pays en contournant le Pakistan, son voisin et rival.” [8]
C’est dans ce contexte que le Premier ministre pakistanais, Imran Khan, s’est rendu fin avril en Iran pour négocier avec les responsables iraniens. Lors de la rencontre entre Imran Khan et Hassan Rouhani, le président iranien a annoncé la création d’une “force de réaction rapide” en coopération avec le Pakistan.
Imran Khan représente une rupture dans la ligne diplomatique des gouvernements précédents. L’influence saoudienne au Pakistan, notamment le financement des écoles religieuses et de mosquées proches des idées wahabites a contribué considérablement à la montée de l’extrémisme. Imran Khan cherche a diminué cette influence et renouer les liens avec l’Iran, un pays avec lequel le Pakistan a toujours eu des liens culturels et historiques.
Depuis le début du conflit syrien, les alliances et les relations entre les différents acteurs de l’Asie de l’Ouest ont à plusieurs reprises évolué. Le Qatar se trouve aujourd’hui proche de l’Iran, la Turquie négocie avec la Russie, les Emirats arabes unis demandent la réintégration de Damas dans la Ligue arabe et le Pakistan ne souhaite pas prendre position entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Tous ces pays sont interdépendants. En effet, la moindre décision ou le moindre événement dans un pays a des conséquences directes sur les autres pays de la région. Pour ne citer qu’un exemple, les sanctions de l’Arabie Saoudite et de ses alliés contre le Qatar poussèrent ce dernier à se rapprocher des rivaux de l’Arabie Saoudite.
Aujourd’hui, avec la victoire militaire de Bachar al-Assad et l’alliance Syrie-Russie-Iran, les autres pays de la région cherchent à sauver leurs intérêts par des moyens diplomatiques, politiques et économiques. Les monarchies du Golfe ont le pouvoir économique et financier nécessaire pour contribuer de manière importante à la reconstruction syrienne. L’enjeu principal pour la Turquie reste la question kurde et pour les Iraniens, leur influence dans la région qui représente une carte vitale à jouer lors des négociations avec les grandes puissances. L’Arabie Saoudite se rapproche de manière discrète d’Israël mais aussi de la Russie. De fait, l’Arabie Saoudite et Israël ont trouvé un terrain d’entente : la présence iranienne en Syrie.
La Russie qui n’est pas un acteur direct de la région joue aujourd’hui un rôle de régulateur. Moscou est un allié stratégique de Téhéran et de Damas mais aussi développe des liens diplomatiques et économiques avec Israël et l’Arabie Saoudite. La présence des forces russes en Syrie peut être considérée comme un élément stabilisateur qui empêche un conflit direct entre l’Iran et Israël sur le territoire syrien.
La fin de la guerre en Syrie ne signifie pas la fin des tensions en Asie de l’Ouest. L’évolution de la situation après la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, le plan américain concernant la crise israélo-palestinienne ou encore les questions kurde ou qatarie doit être observée attentivement.
Les enjeux et les jeux d’alliances dans cette région sont beaucoup plus complexes qu’une simple rivalité entre chiites et sunnites. Si une chose est claire, c’est que les choses peuvent changer et évoluer plus vite que ce à quoi l’on peut s’attendre.
[1] : IRIS
[2] : ISNA
[3] : ISNA
[4] : Hamzeh Ghalebi
[5] : Etemad
[6] : Washington Post
[7] : Actuarabe
[8] : Capital